Frédéric Manfrin, Conservateur en chef du service histoire
Bibliothèque nationale de France
Il est le matériau de notre temps.
Le carton est l’écrin qui recouvre tous nos besoins de consommateurs, et toutes nos envies de clients. Besoins nombreux, envies innombrables. Le commerce et les échanges ont explosé, renforcés à l’ère numérique, sans doute accrus aussi par les temps d’isolement forcé engendrés par la Pandémie. Partout dans les campagnes sont apparues de gigantesques plateformes logistiques, par où transitent des caravanes de camions livrant le monde entier, du cœur des métropoles aux villages les plus isolés.
Ainsi, le carton est omniprésent, tellement qu’il en devient méprisé, quelconque, invisible. Ses teintes modestes ne l’aident pas. Ocre, bistre, bure. Terne et triste, la couleur sans couleurs des pauvres, des moines. Austère. Banal. Le carton est lisse, et ne parle que si on le couvre d’impressions, si on lui colle des étiquettes. Sinon, il est muet, insignifiant au vrai sens du mot. Peu importe, son rôle est de protéger. Il est solide. Il garde des coups, du soleil ou des taches. Il garantit une certaine sérénité pendant le transport.
C’est cependant un matériau bien paradoxal. Solide, le carton est aussi fragile. L’eau simple versée sur lui en fait de la boue, de la fange. Elle le détruit, ou plutôt le ramène à son état de naissance, à une sorte de pâte originelle. C’est ainsi qu’aujourd’hui, le carton est surtout fabriqué avec d’autres cartons mis au rebus et réutilisés. L’une des vertus de la prise de conscience écologique, sans aucun doute.
Au tout début était le bois. Il faut se rappeler que le carton, ce produit éphémère et jetable, a été un arbre, un être presque éternel de mémoire d’hommes. Le bois est au contraire de nos emballages une matière dure, compacte. L’arbre n’est pas lisse, lui : il porte son histoire, ses marques, ses traces. Son écorce, qu’elle soit douce ou bien rugueuse, garde souvent les cicatrices de sa vie. Ses anneaux de croissance racontent son âge, disent les temps de soif et de chaleur. Et l’Homme, aidé par la machine, l’arrache, le coupe, le broie. Le bois est brisé, moulu, déchiqueté, et devient cette pâte, puis ce carton.
Tous ces arbres, uniques par essence, donc remarquables, perdent leur identité. On les transforme en un produit industriel, « à la chaîne », un objet mécanique, régulier. Dans le carton, il demeure si peu d’originalité : quelques variations de bruns, une ou deux cannelures entre deux feuillets lisses, un grain de pâte plus ou moins fin…
Jusqu’à l’accroc.
Jusqu’à la déchirure.
« J’ai vu un ange dans le marbre et j’ai seulement ciselé jusqu’à l’en libérer. »
Michel-Ange
De l’accroc, de la déchirure, est sans doute née l’idée.
Le carton, comme le marbre du sculpteur de la Renaissance, n’a plus qu’à être découpé, griffé, gratté. La main d’Olivier Zimny et ses outils agissent à la manière du burin et du ciseau. Car l’œuvre est là, en puissance, sous cette couche. Elle attend simplement d’être révélée, comme une pellicule argentique dans un vénérable laboratoire de photographie. Le cristal se libère de sa gangue, de la boue sort l’or.
Révélation est le mot le plus approprié : puisque après le travail de l’artiste, l’œuvre doit parler.
Le modeste carton se fait noble pierre. Sur la surface se dessinent de larges bandes verticales, d’où surgissent une multitude de signes. Le matériau souple se rigidifie tant qu’il devient support épigraphique. Comme sur les vastes murs des temples du Haut-Nil, des chroniques indéchiffrables, d’improbables hiéroglyphes sont gravés. Ils ont la force hiératique des savoirs divins, et une vraie auréole de mystère. C’est vraisemblablement la magie de l’indéchiffrable.
La pierre peut, si le créateur le veut, devenir argile. Des lignes toujours apparaissent, où se disposent de nouveaux caractères. Cette fois ils rappellent Sumer, l’antique Babylone. Mais que disent-ils ? Un code de loi, une ordonnance du roi, des prières du Grand Prêtre ? Ou les essais balbutiants d’un apprenti scribe, une feuille de comptabilité, ou juste une liste de courses ? Là encore, pas de réponse : la raison s’incline, et l’imaginaire commande.
A son tour, l’argile se change en parchemin ou en papier. Les traits horizontaux se regroupent, et fixent les portées d’une partition musicale. On n’y écrit pas les mots, mais les sons, et les petits motifs nés du carton travaillé deviennent blanches, noires, croches et silences. Et le regard suit la ligne, et une mélopée silencieuse se dévoile, au fur et à mesure que l’œil court sur l’œuvre.
Avançant dans l’histoire des écritures, le papier fonce et brille, se transforme en écran. Fonds noirs et traits verts animent la surface. Un flux ininterrompu de 1 et de 0, des lignes et des lignes de code… Ou encore le décryptage du génome d’une créature encore inconnue, défilant à toute vitesse sur un moniteur de centre de recherche ?
Les insignifiants cartons lisses, sans plus aucune histoire, sont devenus des symboles en relief. A chacun de nous, après la main du créateur, de leur trouver du sens.